Violemment agressé par les bien-pensants pour son reportage et ses commentaires sur le Kosovo en juin dernier, Régis Debray dénonce le nouvel ordre moral dans un livre qui mérite d’être discuté.

Un an après la guerre menée par l’OTAN contre la Yougoslavie, il apparaît que Régis Debray avait raison.

Raison de mettre en doute la réalité du génocide des albanophones – puisque les centaines de milliers de morts déplorés se réduisent (mais c’est toujours trop) à deux mille victimes d’opérations militaires et de crimes de guerre. Raison de dire que le grand exode est intervenu après le début des bombardements. Raison de dénoncer les pertes civiles et les dommages matériels provoqués par les opérations aériennes menées au cours de cette « guerre humanitaire ».

L’énormité des mensonges de la propagande belliciste étant aujourd’hui démontrée, les médias auraient dû faire amende honorable – comme pour Timisoara – et il eût été normal que les censeurs de Régis Debray adressent des excuses publiques à notre ami. Il n’en n’est rien. D’autres tragédies retiennent l’attention des médias, et les intellectuels qui avaient accablé Régis Debray de leurs sarcasmes et de leurs insultes ont repris leurs attaques dès la publication de L’Emprise (1) où nos maîtres-censeurs n’ont vu que rébellion obstinée et insolences caractérisées : non seulement l’auteur maintient son témoignage, mais il fait la théorie du harcèlement dont il a été victime !

Passons sur les méchanceté lourdes de jalousie et de mauvaise foi qui risquent de nous faire manquer les véritables questions soulevées par le livre : l’évolution du pouvoir intellectuel en France, l’ampleur de l’emprise médiatique. Voilà qui mérite en effet discussion. Non sur la réalité de la « pensée correcte », ni sur les procédés utilisés pour l’imposer, mais sur la nature et sur les effets de la contrainte justement dénoncée. Sommes-nous confrontés à un ordre moral, procédant d’une attitude religieuse ? Sommes-nous persécutés par un parti clérical qui aurait Bernard-Henri Lévy pour archevêque et des journalistes façon Plenel comme bras armé ? Il est vrai que les nouveaux maîtres-penseurs prennent des poses de Croisés, procèdent à des excommunications majeures, punissent les pécheurs et pourchassent les hérétiques.

Le décalque est séduisant. La comparaison entre la gent intellocratique et le « parti-prêtre » ne saurait être poussée trop loin pour une raison simple : contre l’inquisition catholique, contre toute forme de persécution religieuse, il est toujours possible de rappeler les paroles divines, d’en appeler aux textes sacrés, ou du moins aux écrits des théologiens et des philosophes attestés. Les intellocrates modernes édictent eux-mêmes les normes auxquelles ils prétendent nous soumettre ou font référence, en guise de principe transcendant, à une « modernité » jamais définie selon laquelle on serait, à la manière américaine, un outsider ou un insider.

On peut trouver cela angoissant. Il me paraît comique que Bernard-Henry Lévy soit devenu l’horizon indépassable de Jean-Paul Sartre, et que Nietzsche loupant le Surhomme se réincarne en super (Gluks) mann proclamant la « troisième mort de Dieu ». Plus généralement, je crois judicieux de rire et de faire rire des médias, plutôt que de décrire des populations subjuguées. Ce qui ne m’éloigne guère de Régis Debray, qui rappelle que « le règne du clergé n’est pas celui du bon Dieu » et qui prend des airs affligés pour mieux se moquer de la mondanité.

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(1) Régis Debray, L’Emprise, Le Débat/Gallimard, 2 000. Le Centre culturel de Cerisy-La-Salle organise du 13 au 20 juin un colloque autour de Régis Debray et avec sa participation sur le thème : Communiquer/Transmettre – Questions de Médiologie.

 

Article publié dans le numéro 749 de « Royaliste » – 1er mai 2000

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