Avec « Droit de cité »

Oct 21, 1996 | Entretien

Depuis bientôt quatre ans, l’association Droit de cité mène un combat sur le terrain, dans les banlieues, pour donner leur chance à des jeunes qui se sentent exclus par la société. Parce que la solution aux problèmes de ces quartiers ne se résume ni par quelques actions générales et faussement bienveillantes, ni par la violence, cette association entend apporter des réponses personnalisées. Nous avons demandé à Jean-Pierre Masdoua, président de Droit de cité de nous expliquer son action.

Royaliste : Quel est votre itinéraire ?

Jean-Pierre Masdoua : J’ai eu une adolescence assez mouvementée, livré à moi-même j’ai connu les « dérives » de la rue, cela me sert d’ailleurs beaucoup aujourd’hui. Mais, grâce à une assistante sociale et au sport j’ai pu reprendre un parcours scolaire après m’être fait renvoyer de l’école. Le sport est devenu pour moi un objectif, m’a donné des règles à respecter, et m’a permis de rentrer dans un processus de socialisation. Je suis ensuite devenu professeur de sport, j’ai créé mon propre club, puis une première association : « Action jeune » qui réunissait des jeunes au-delà du sport, (la musique par exemple). En travaillant très près des jeunes des quartiers dits « difficiles », j’ai voulu leur faire partager mon expérience, leur montrer comment prendre en charge leur situation personnelle, car je pense que la personne doit elle-même gérer son insertion et cela quel que soit l’environnement.

Royaliste : A partir de quels constats avoir créé Droit de cité ?

Jean-Pierre Masdoua : Avec « Action jeune » j’ai rencontré de nombreuses autres associations, et je me suis aperçu que celles-ci avaient toutes le même problème. Elles étaient encouragées par les pouvoirs publics mais c’était bien souvent de la démagogie et dès que ces associations prenaient trop d’importance les aides étaient supprimées car les maires avaient peur de la création d’un contre-pouvoir. Ces associations avaient donc une durée de vie très courte. L’idée était de créer un point de repère national pour faire converger ces petites associations d’intérêt général. Cela pour peser de façon plus significative face aux pouvoirs publics, mais également pour mettre en commun la somme des expériences de chacun. Droit de cité répond à ces exigences en coordonnant un réseau d’associations et de personnes qui constitue un interlocuteur face aux pouvoirs publics et aux médias. Droit de cité a aussi une vocation d’intérêt général, puisque nous essayons d’apporter un souffle d’espoir dans une société gagnée par le pessimisme.

Royaliste : Comment ?

Jean-Pierre Masdoua : Droit de cité existe depuis quatre ans, et pendant trois ans et demi notre association a fait de l’activisme de terrain, pour répondre à la forte demande des jeunes. Nous avons réalisé énormément de choses en très peu de temps et avec peu de moyens. Mais ces actions n’étaient pas suffisantes, il fallait construire Droit de cité à plus long terme. Les actions de terrain restaient ponctuelles et malgré leur grande importance elles n’étaient qu’une base pour un projet de fond. Notre but alors, avec un certain nombre de moyens, était de donner une vraie crédibilité aux associations de quartier pour leur permettre de mieux asseoir leurs projets et pour s’imposer comme des interlocuteurs incontournables.

Nous gérons aussi des activités permanentes : les associations « droit de cité ». A côté de cela il y a un certain nombre d’autres projets, peut-être moins de terrain mais qui participent à notre construction. Par exemple depuis deux ans des initiatives internationales qui développent notre réseau à l’étranger, la création d’un site Internet qui va permettre de communiquer nos projets, l’aide à de petits groupes de musique, le lancement d’une marque de chaussures, élaborée par Droit de cité et André, vendues à bas prix… Pour cela, nous avons constitué un comité Droit de cité dans lequel on trouve les PDG d’André et de Canal Plus, des artistes, des athlètes de haut niveau.

Royaliste : Quel est le projet de Droit de cité ?

Jean-Pierre Masdoua : Le projet de Droit de cité est un projet évolutif dès le départ. Lors de la création de l’association, nous ne savions pas à quoi nous attendre. Nous voulions répondre à une demande mais cela a été beaucoup plus loin. Au début nous n’avions pas de buts prédéfinis : la société, les besoins, les gens évoluent. Un de nos plus importants projets, en constante évolution, est celui de la formation de jeunes leaders de quartiers. Ceux-ci ont besoin, pour accomplir leurs tâches, d’outils, de savoir-faire pour répondre à une demande qui n’est pas toujours la même. Nous sommes alors obligés nous aussi de repenser les choses pour apporter de réponses justes. Pour cela nous avons un rêve : l’université Droit de cité. Son but est de former les gens à la citoyenneté, c’est-à-dire d’apporter des « savoir de vie », par rapport aussi bien à soi qu’aux autres. La citoyenneté doit être vécue pleinement, non pas comme un handicap mais comme un atout, comme quelque chose qui va valoriser les gens. C’est malheureusement un rôle que ne remplit pas l’école, qui se borne à enseigner un métier.

Royaliste : L’idée de justice est-elle encore importante dans les quartiers ?

Jean-Pierre Masdoua : Oui, elle est déterminante. Il n’y a pas plus juste qu’un jeune, et une injustice commise à son égard est très mal perçue. En effet, les adultes ne cessent de dire aux jeunes ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, mais lorsque ces adultes commettent une injustice cela provoque une rupture par rapport à tout ce qui avait été inculqué aux jeunes. De là naît le syndrome de « victimisation » : certains jeunes justifient leurs mauvais actes par des injustices qu’ils subissent et qui les confortent dans leurs actions. Je rêve, en ce qui concerne les banlieues, d’un État irréprochable. Si c’était le cas on pourrait réprimer la délinquance, mais on en est encore loin.

Royaliste : Quelles solutions face à la délinquance ?

Jean-Pierre Masdoua : Je rencontre souvent des responsables de la jeunesse dans des quartiers dits « difficiles » qui ont des problèmes avec des groupes entiers de jeunes dont le principal intérêt est de fumer des drogues douces ou de frapper les vigiles du centre commercial du coin. Or ces mêmes jeunes réclament une autorité suprême, ce qui provoque une incompréhension totale. Pourtant, et c’est cela que les gens ne comprennent pas, ces deux phénomènes sont liés. En effet il est très insécurisant de ne pas être soumis à une autorité : le jeune a besoin d’avoir un point de repère pour prendre confiance en soi, pour se risquer à apprendre, pour se construire. Je pense qu’à partir de ce moment où on est bien dans sa peau on n’a pas envie de nuire mais plutôt d’aider les autres. Et cela n’est pas assez pris en compte dans les programmes mis en place par les pouvoirs publics. En fait ces programmes sont collectifs et les jeunes ne se sentent pas concernés. Les réalités individuelles ne sont pas du tout prises en considération.

De plus les solutions que l’on devra apporter à leurs problèmes devront être très strictes. Aujourd’hui ce sont les extrêmes qui bénéficient de la situation, car des positions très dures répondent tout à fait à la crise identitaire des jeunes. C’est en effet sécurisant de se reposer sur des positions fortes. C’est ce qui explique le succès du Front national et de l’intégrisme.

Royaliste : Comment répondre à cette crise d’identité ?

Jean-Pierre Masdoua : C’est ici qu’il faut prendre en considération le problème du modèle. Les modèles négatifs sont très puissants dans les quartiers : les dealers gagnent des milliers de francs par jour et ils roulent en grosses voitures. De plus ils vont jusqu’à payer des vacances aux enfants les plus démunis de leurs quartiers pour se donner une image respectable. Le trafic de drogue est pour eux la seule solution pour s’en sortir face à une société qui les a exclus, dont ils se sentent victimes. Face à cela les pouvoirs publics sont impuissants.

A ces modèles négatifs nous essayons d’opposer, sans les combattre car ils n’en prendraient que plus de force, des modèles positifs. Créer, renforcer ce type de modèles c’est apporter une alternative à ces jeunes, c’est leur offrir une nouvelle possibilité qui n’existait pas auparavant. Par exemple quand un jeune voit un sportif de haut niveau, qui réussit, qui gagne de l’argent, il aura forcément envie de lui ressembler. Les jeunes savent faire la part des choses et reconnaître le bien du mal.

Royaliste : Quelles sont vos relations avec la presse ?

Jean-Pierre Masdoua : La médiatisation de l’association n’a jamais été une priorité pour nous. Mais nous voulons aussi en finir avec l’image négative des jeunes des quartiers que les médias véhiculent. Il y a encore trop de journalistes qui veulent faire du sensationnel, et qui n’ont pas conscience du rôle social qu’ils doivent jouer. Ces journalistes développent un certain nombre d’idées fausses sur ces quartiers et contribuent ainsi à l’aggravation de la « fracture sociale ».

Royaliste : Et les relations avec les municipalités ?

Jean-Pierre Masdoua : Les relations entre les groupes de jeunes et les municipalités sont simples : soit les jeunes acceptent de se faire récupérer, soit ils n’acceptent pas et dans ce cas ils n’ont aucune aide. D’un point de vue individuel comme d’un point de vue collectif le jeune y voit une injustice : alors qu’il essaye de développer un projet d’intérêt général, la mairie refuse. Le premier problème est de part et d’autre d’accepter le dialogue. Cependant il faut relativiser les choses : tous les maires ne sont pas des démagogues, et les exigences des jeunes ne sont pas toujours justifiées. Mais il est vrai que personne n’a intérêt à aggraver cette fracture entre les jeunes et les politiques.

Bien sûr il faut donner aux jeunes la possibilité de s’organiser sans l’aide des pouvoirs publics. Mais il faut aussi convaincre les jeunes de rencontrer les décideurs (et on leur donne quelques indications pour y parvenir) et qu’on peut se faire entendre autrement qu’en cassant ou en brûlant. Nous expliquons aux jeunes le rôle du maire et ce qu’il a le pouvoir de réaliser. Cela permet de démystifier la figure du politique et de réajuster les projets qu’on veut lui soumettre. D’un autre coté nous devons aussi expliquer aux maires les attentes des jeunes.

En fait par rapport aux hommes politiques en général notre position est de les considérer comme des individus, sans souci de leur étiquette politique. D’où qu’elle vienne une idée qui va dans le bon sens sera soutenue. Cela aussi fait partie des savoirs de vie, ce comportement humain sur lesquels nous insistons. Les gens doivent être tolérants, capables d’abnégation et là est la base du règlement de tous les problèmes. Voilà en fait toute la philosophie que notre mot d’ordre – « lâche pas l’affaire » – résume. Malgré toutes les difficultés que cela comporte, il s’agit de persévérer dans le droit chemin même si tout invite à renoncer, car là est le seul avenir des quartiers et de notre pays entier.

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Propos recueillis par Rémi Tissot et publiés dans le numéro 672 de « Royaliste » – 21 octobre 1996.

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