Au pays de l’argent noir

Sep 16, 2002 | la lutte des classes

 

Saturés d’investigations télécommandées, écœurés par l’aveuglement volontaire de certains médias, assommés par les racontars des maniaques du complot, nous avions presque oublié qu’une enquête menée par un journaliste honnête et courageux pouvait dévoiler des vérités explosives.

De prime abord, on n’y croit pas. Trop de livres plus ou moins bidonnés sur les « affaires », les secrets des francs-maçons, les réseaux bruns, les ballets roses et autres avions qui n’ont jamais percuté le Pentagone. Alors, on se méfie de ces révélations d’un journaliste inconnu (entendez par là que son nom ne figure pas parmi les grands investigateurs cités au tableau d’honneur du Monde), publiant dans chez un petit éditeur (même absence d’accréditation par le même journal) et dont on se souvient vaguement qu’il aurait commis une erreur de fait dans son précédent ouvrage.

C’est ainsi que, malgré notre irrévérence à l’égard de MM. Colombani, Plenel et Minc, nous avons raté Révélation$, le précédent ouvrage de Denis Robert. Heureusement, celui-ci à poursuivi son enquête et publié un second livre, étonnant, qui cette fois ne nous a pas échappé.

La méfiance demeurait, cependant. Elle s’est peu à peu dissipée au fil des doutes exprimés par l’auteur de La boîte noire (1). Après des mois d’enquête sur un établissement financier luxembourgeois, Denis Robert n’en croyait toujours pas ses yeux et ses oreilles : malgré les documents accumulés et les confidences recueillies auprès de témoins dignes de foi, ce journaliste qui avait entrepris une « petite enquête » craignait manifestement d’être atteint de paranoïa. Le livre touche d’abord par ce soupçon à l’égard de soi-même, par le doute méthodique à l’égard des autres, même des amis, qui pourraient être des fabulateurs ou des manipulateurs intéressés. C’est dans cette épreuve intime que la conviction finit par s’établir.

Mais sur quoi ?

Sur l’existence d’un système, immense, complexe et presque totalement opaque, de blanchiment de l’argent sale.

La blanchisseuse est un établissement financier d’envergure mondiale qui a pignon sur rue au Luxembourg. C’est Clearstream qu’il se nomme. L’activité qu’exercent ses dirigeants et employés est indispensable au monde de la finance : c’est une chambre de compensation entre des clients considérables (banques, gros actionnaires…) qui établissent des comptes pour leurs échanges (en monnaie, en titres) mais qui ne sont crédités ou débités que des soldes des transactions qu’ils effectuent. La compensation est un très vieux système, qui n’a rien de répréhensible dès lors que toutes les opérations sont enregistrées et demeurent vérifiables. En un mot, il faut de la transparence – pour reprendre l’injonction sans fois ressassée par les esprits épris de modernité.

Or les dirigeants de Clearstream, aidés par quelques informaticiens de très haut niveau, se sont employés à rendre complètement opaque un système de compensation qui brassait en l’an 2000 quelque mille milliards de dollars. On a établit des comptes secrets, on a brouillé les traces des opérations financières délictueuses au moyen de techniques d’une complexité inouïe et pour le plus grand profit des réseaux mafieux intercontinentaux.

Comment un très modeste journaliste a-t-il pu explorer cette boîte noire ? Au prix d’un énorme travail de compréhension de mécanismes qu’il expose avec beaucoup de clarté ; en effectuant une enquête jalonnée d’obstacles – pressions, menaces, pièges en tous genres – et en parvenant à franchir les barrières médiatiques. Le Monde a d’ailleurs joué un rôle très étrange dans cette affaire…

Rien n’a été épargné à Denis Robert, mais c’est lui qui a gagné. Les documents qu’il publie en font foi. Les magistrats spécialisés dans la lutte contre le blanchiment (Jean de Maillard par exemple) attestent de la rectitude de son enquête. Une commission d’enquête parlementaire française s’est saisie de l’énorme dossier et ses conclusions sont accablantes pour ceux qui jouaient les vierges effarouchées. Hélas, Clearstream n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. L’argent noir continue de pourrir le monde.

***

(1) Denis Robert, La boîte noire, Editions les Arênes, 2002 ; chez le même éditeur, Révélation$, 2001.

 

Article publié dans le numéro 799 de « Royaliste » – 16 septembre 2002

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