Professeur de philosophie et auteur de nombreux ouvrages, Denis Collin a toujours été un homme engagé dans les combats du siècle. Sa réflexion sur la gauche est celle d’un homme qui a l’expérience, des luttes, des défaites, des impasses et qui sait en tirer de roides conclusions en forme d’ouverture sur l’avenir. En 2001, il avait publié avec Jacques Cotta un livre que nous avions apprécié : « L’illusion plurielle. Pourquoi la gauche n’est plus la gauche » (2). Le temps de l’illusion qu’ils avaient dénoncée est aujourd’hui révolu : il faut penser et agir « après la gauche ».

Encore faut-il s’entendre sur l’identité de la défunte. La gauche, c’est l’héritière des Lumières, c’est le mouvement vers le Progrès et c’est très concrètement l’alliance électorale des radicaux, des socialistes et parfois des communistes au nom de la « discipline républicaine ». Aux Etats-Unis, c’est l’alliance du Parti démocrate, des syndicats et des minorités – surtout les Noirs. En France, en Espagne, c’est le Front populaire, et plus tard chez nous l’Union de la gauche…

En Europe, le marxisme est l’idéologie de référence mais le Marx dont se sert la gauche, y compris les communistes, est un Marx inventé : « Par exemple, écrit Denis Collin, il n’y a chez Marx ni théorie achevée de l’Etat (seulement quelques esquisses), ni véritable théorie des classes sociales. Les luttes de classes sont là, mais ce que sont les classes, ce qui les définit, ce qui permettrait d’en faire une sociologie, tout cela manque et, éventuellement, est à faire ». D’ailleurs, il ne suffit pas d’utiliser la langue de bois marxiste pour être accordé au mouvement ouvrier. La Révolution française avait interdit l’association des ouvriers et, sous la IIIème République, la bourgeoisie de gauche, plus républicaniste que républicaine, a toujours confondu l’intérêt général et la défense de la propriété capitaliste. Et quand la gauche cherche à défendre la classe ouvrière, c’est toujours à l’intérieur du système capitaliste – ce qui crée une contradiction insurmontable.

La gauche, dans les limites qu’elle s’assignait, a pu jouer un rôle positif mais il faut désormais parler d’elle au passé. La gauche italienne est morte, la gauche française est un coma dépassé, le bas-marxisme s’est décomposé, le mouvement ouvrier n’est plus porteur d’une espérance historique – encore moins de l’Espérance d’un accomplissement de l’Histoire. Denis Collin souligne un paradoxe : le mouvement polonais dirigé par Lech Walesa, un ouvrier, et par des ouvriers, fut le mouvement « le plus purement prolétarien des dernières décennies ». Or il a été « phagocyté » par l’Eglise polonaise et a été l’agent de la dislocation de tout mouvement ouvrier indépendant en Pologne : « la dernière révolution ouvrière en Europe a ainsi accouché d’un Etat bourgeois anti-démocratique, inféodé aux Etats-Unis et à l’Eglise ».

Nous voici dans une situation nouvelle. Le clivage entre la droite et la gauche ne structure plus l’espace politique et nous sommes confrontés à quatre crises qui s’entrecroisent : la crise du mode de production capitaliste, la crise démographique, la crise écologique et la crise de la civilisation européenne, c’est-à-dire « la crise d’une certaine manière d’envisager la dignité de l’homme et les perspectives qu’il peut se donner ». Il sera intéressant de comparer les analyses de Denis Collin et les nôtres mais il faut pour l’heure aller au plus pressé. Que faire ? Surtout pas rejoindre les « sans frontiéristes » qui vivent dans la démesure, génératrice de chaos comme le savaient déjà les Grecs. Surtout pas croire à la convergence des luttes : « la convergence des mécontents et des trublions ne fait pas un mouvement politique et ne permet aucune transformation sociale » prévient Denis Collin qui critique sévèrement et à juste titre Chantal Mouffe, théoricienne du populisme de gauche. On parle surabondamment du peuple pour ne rien dire de la nation.

« Le peuple comme sujet actif du mouvement politique et social est un concept très vague si l’on ne l’insère pas dans une vision politique d’ensemble » ajoute Denis Collin qui développe une vision très proche de la nôtre. Il faut la nation, l’Etat national, comme garantie de la liberté. Il faut la nation sans nationalisme, comme partie prenante d’une « Union des Nations Libres » fondée sur la proximité géographique et culturelle. Il faut, dans la nation, une protection sociale fondée sur la solidarité collective, un système de services publics, des formes coopératives de production, la nationalisation des secteurs clés, une planification indicative – somme toute l’application et le prolongement des principes énoncés par le CNR et le Préambule de 1946.

Ce projet de transformation sociale ne peut s’accomplir avec les vieux partis, acquis au capitalisme ou compromis dans les entreprises communautaristes. Il faudra un « sursaut national » : Denis Collin écrit ces mots dans un livre publié en novembre 2018, au moment où les Gilets jaunes créent dans le système une turbulence majeure et peut-être bouleversante. Son livre répond à l’événement.

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(1) Denis Collin, Après la gauche, Perspectives libres, 2018

(2) Aux éditions Jean-Claude Lattès.

Article publié dans « Royaliste » – mars 2019

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