Après Carpentras

Mai 28, 1990 | Res Publica

 

Immédiat et massif, le mouvement de répulsion provoqué par les actes profanatoires commis au cimetière juif de Carpentras n’efface pas l’horreur de ce qui a été fait, et qui a continué de se produire dans d’autres villes. Et le sursaut ne serait ni suffisant ni rassurant s’il installait notre pays et ses dirigeants dans leur bonne conscience retrouvée. L’horreur doit être tenue pour ce qu’elle est : non pas le signe de la folie, de la barbarie ou de la bestialité, comme on le dit spontanément pour se rassurer, mais une tentation présente chez l’homme raisonnable, une menace latente dans les sociétés les plus évoluées. Nécessité d’une vigilance constante, personnelle et collective, éthique et politique, pour éviter le surgissement et la contagion de la violence, pour circonscrire et réduire celle qui s’exprime déjà dans les discours et dans les actes.

La force numérique et symbolique des manifestations du 14 mai est une première réponse quant à cette double exigence. La présence, aux côtés de la communauté juive, du président de la République, du Premier ministre, et du gouvernement, de toutes les églises, de tous les partis politiques – à l’exception du Front national – de l’ensemble des responsables politiques – à l’exception de M. Giscard d’Estaing – et de centaines de milliers de citoyens est un événement historique, qui distingue nettement notre situation de celle que la France a connue avant-guerre.

LIMITES

Jusqu’à la Libération, l’antisémitisme a été diffusé par des groupes divers, nombreux et puissants – catholiques, anticapitalistes de droite et de gauche, nationalistes qui avaient réactivé et modernisé la très vieille attitude de proscription. Répudié par la gauche au moment de l’affaire Dreyfus, puis par la droite après la révélation du génocide, le foyer de l’antisémitisme est aujourd’hui très précisément situé et peut donc être plus facilement réduit et détruit qu’avant la guerre. De fait, le Front national est apparu soudain isolé après Carpentras, et le lien entre son discours et les actes profanatoires de Carpentras suffisamment souligné pour que les thèmes antisémites en voie de banalisation soient désormais rejetés. Après ce premier coup d’arrêt, dans une progression jusque-là irrésistible, il est permis d’espérer que l’ensemble de la propagande raciste se trouvera discréditée et que la peur de « l’étranger » se dissipera peu à peu, comme d’autres peurs sociales au cours de notre histoire.

Encore faudrait-il, pour que cet espoir devienne réalité, que les manifestations symboliques du 14 mai soient immédiatement suivies de décisions et d’attitudes conformes aux valeurs réaffirmées et à la solidarité proclamée. D’où la nécessité de :

– maintenir l’isolement moral dans lequel se trouve le Front national, et le concrétiser par une rupture politique définitive. Nul ne souligne en effet que la droite modérée est alliée aux partisans de M. Le Pen dans six conseils régionaux et dans nombre de conseils municipaux. Tout accord maintenu fait peser un soupçon légitime sur la vertu antiraciste de la droite, alors que des sacrifices tactiques momentanés lui permettraient de conforter ses positions sur le long terme : on ne peut s’allier avec un partenaire qui a comme premier objectif de vous liquider.

– répliquer au Front national sur le fond, comme le répète Bernard Stasi, comme semble l’avoir compris Jacques Chirac, en le dénonçant pour ce qu’il est : un mouvement de subversion des valeurs, une imposture quant à l’identité nationale, une menace pour la démocratie représentative et pour la paix civile.

– refuser, par conséquent, toute concession tactique quant au projet d’intégration sur lequel un accord minimal peut être passé entre les formations parlementaires.

– réaliser cette politique d’intégration, dans l’ordre symbolique et sur le terrain, en lui donnant sa cohérence et son efficacité. Ce qui suppose à la fois la création d’un ministère de l’intégration et la restauration de l’autorité du gouvernement sur une administration trop souvent rétive ou indifférente.

Telle était la voie de la sagesse au lendemain du mouvement du 14 mai, qui permettait de dépasser les rivalités partisanes et de fonder une ambition commune. Comme pour la Nouvelle-Calédonie, la table ronde prévue à Matignon pour le 15 mai aurait pu être l’occasion d’une analyse lucide des enjeux, du dépassement des fausses querelles, et d’une réconciliation tout de même moins difficile que dans une situation de guerre civile.

On sait que tel ne fut pas le cas. Le refus exprimé par la droite de se rendre à Matignon a brisé le consensus de la veille, pour des raisons strictement politiciennes : ne pas donner un avantage au Premier ministre, et poser des préalables sur le vote des immigrés et sur la réforme du code de la nationalité qui permettront de préparer l’opinion à une rupture définitive une fois l’émotion retombée.

Le recul du Parti socialiste sur le vote des immigrés n’est pas plus honorable, ni politiquement justifié. Sa concession ne permettra pas qu’un accord soit réalisé, puisque l’opposition a d’autres exigences irrecevables ; elle prive la politique d’intégration d’un élément décisif à moyen terme ; elle représente une victoire pour le Front national qui continuera ses surenchères.

L’unité nationale n’aura donc pas duré une semaine. Une gauche trop affaiblie par ses querelles et son irréflexion pour répliquer autrement que par des affiches incompréhensibles et une opposition incapable de comprendre que l’intérêt du pays et son propre intérêt exigent sa participation à la politique d’intégration risquent de favoriser le retour du Front national sur le devant de la scène. Déjà, il s’efforce d’établir une équivalence entre la profanation des cimetières juifs et celle dont il serait victime sans que personne ne relève cette ignominie. Et, même s’il doit remettre sous le boisseau quelques thèmes insoutenables, il lui faudra peu de temps pour retrouver sa capacité de nuire.

Avec ou sans consensus politicien, il appartient donc au gouvernement d’adopter une politique, de l’expliquer, de la défendre et de la mener à bien. Il reste peu de temps…

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Editorial du numéro 538 de « Royaliste » – 28 mai 1990

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