Professeur et chercheur à l’Université hébraïque de Jérusalem, directeur du Centre international de recherche sur l’antisémitisme, Simon Epstein avait détruit dans ses deux précédents livres (1) la légende d’une gauche tout uniment antinazie pendant l’Occupation. Dans un nouvel ouvrage, il dissipe l’illusion tenace de la passivité des Juifs face à l’antisémitisme dans l’entre-deux-guerres.

 

J’étais encore un enfant quand ma mère m’expliquait, avec la vigueur de l’acteur et du témoin de l’Histoire, que les Juifs n’avaient pas vu venir le danger et qu’ils s’étaient laissé emmener sans combattre. Rien de méprisant dans ce qu’elle énonçait comme une évidence : pour elle, la rafle de cette population parfaitement paisible était une preuve supplémentaire de la barbarie allemande. Tel était le témoignage d’une femme qui avait passé sa jeunesse à Strasbourg, où vivait une importante communauté juive et où enseignait son père, spécialiste de littérature allemande et fin connaisseur de l’Europe centrale et orientale. Comme tant d’autres Français, elle aurait pu faire maintes observations sur le comportement des juifs français, allemands, hongrois et roumains mais elle partageait la croyance commune sur la passivité juive.

Il faut donc reprendre toute l’histoire de ces années sombres, par exigence de véracité mais surtout par souci politique car il nous faut penser la résistance juive dans sa lucidité, sa cohérence et son courage mais aussi dans son échec et la dénégation de son existence même. Simon Epstein nous fait découvrir ce passé ignoré ou refoulé en s’installant dans l’année 1930, comme un voyageur cultivé et polyglotte qui aurait fait le tour de l’Europe à ce moment-là et qui observerait les nations et les peuples – tout particulièrement le peuple juif – sans rien savoir des évolutions et des convulsions ultérieures (2).

En 1930, la Palestine est sous mandat britannique. On y compte 160 000 juifs qui ont créé leurs partis et leur syndicat mais pas d’organisation étatique. Sur cette terre où les relations avec les Arabes sont tendues, le retour ardemment voulu par les sionistes n’est pas une perspective immédiate et concrète. Et comme les pays neufs des Amériques se ferment de plus en plus aux immigrants, la plupart des Juifs d’Europe sont assignés à leur résidence, telle qu’une histoire complexe et violente les y a portés. Tous ont le souvenir des persécutions subies au cours de l’interminable Exil. Persécutions récurrentes qui viennent démentir les propos rassurants que l’on tient de manière non moins récurrente sur la disparition définitive de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme. Les Juifs de 1930 éprouvent donc une inquiétude liée à leur histoire mais dont l’intensité varie selon les nations. En compagnie de Simon Epstein, le lecteur s’émerveille de la vitalité de ces populations très diverses. Les Juifs parlent bien sûr les langues locales – le français, le russe, le roumain etc. – ainsi que le yiddish en Allemagne, en Russie, en Pologne et le judéo-espagnol en Grèce, en Bulgarie, en Yougoslavie… Les professions exercées sont diverses et les comportements sociaux et politiques plus encore. Les manières de vivre l’émancipation sont différentes, il y a des religieux et des athées, des révolutionnaires internationalistes et des sionistes, donc des partis juifs opposés et une presse non moins diversifiée. En Pologne, il y a un parti sioniste de droite et un autre de gauche, un parti socialiste juif (le célèbre Bund) et l’Agoudat Israël qui est un parti religieux. En Lituanie, la presse juive compte 18 titres, dont 4 en hébreu et 18 en yiddish. Ces divisions profondes n’empêchent pas le sentiment d’appartenance à une même communauté de destin. Il y a un peuple juif qui se reconnaît comme tel et qui est persécuté comme tel. Les militants sionistes n’ont pas tort de dire que, quel que soit leur degré d’assimilation et leurs argumentaires contre l’antisémitisme, les Juifs seront toujours menacés s’ils ne se donnent pas un Etat national.

Le problème, c’est que cet Etat n’existe pas en 1930 et qu’il faut affronter une persécution multiforme. En Union soviétique, les Juifs protégés de l’antisémitisme sont victimes de la lutte antireligieuse. En France, il y a une propagande antisémite mais elle n’est plus que l’écho très affaibli de l’hystérie antidreyfusarde. En Autriche, pas de violences physiques mais les discours antisémites des paramilitaires de la Heimwerh, provoquent une inquiétude somme toute normale puisque les nazis n’obtiennent que 3% des suffrages. En Hongrie, il y a un antisémitisme d’Etat, de type maurrassien : depuis 1920, l’accès à l’université est restreint pour les minorités ethniques et les citoyens juifs n’ont droit qu’à 5% des places – mais l’abolition de cette loi discriminatoire est annoncée en 1930 et l’antisémitisme est en net reflux.

C’est en Roumanie que la situation est angoissante au plus haut point. Il y a eu des émeutes antijuives en 1929 et un pogrome a lieu en février 1930 à Kishinev, dans un pays qui compte 760 000 juifs soit 5% de la population totale – et 40% à Kishinev et dans d’autres villes. L’antisémitisme frénétique prend une forme militarisée avec Codreanu, chef de la Garde de fer, qui organise de violentes campagnes antijuives. Or Simon Epstein montre que les Juifs roumains, loin de se laisser faire, s’organisent en groupes d’autodéfense, rendent coup pour coup et bénéficient du soutien des grandes associations juives de France, d’Angleterre, des Etats-Unis.

La résistance juive est encore plus remarquable en Allemagne. Aux élections de 1928, le NSDAP n’est qu’un groupuscule qui a recueilli 2, 6% des voix mais les nazis progressent aux élections régionales, jusqu’à atteindre 11% des suffrages en Thuringe aux élections de décembre 1929. Face à ce petit parti ouvertement raciste, les Juifs allemands ne sont pas surpris. Les profanations de sépultures et les actes de vandalisme contre les synagogues sont nombreux. Plus grave encore, « les campagnes contre la shehita [abattage rituel] marquent un succès en janvier, quand le parlement bavarois vote son interdiction grâce à l’incompréhensible apport des voix sociales-démocrates, et en dépit des fortes protestations exprimées par la communauté juive locale ».

Face à l’antisémitisme, la réaction est organisée depuis longtemps. A la vénérable Union de défense contre l’antisémitisme fondée en 1890 s’ajoutent l’Association des anciens combattants juifs du front vouée à la protection physique des Juifs et surtout l’Union centrale des Juifs allemands. Créée en 1893, le Central Verein est une organisation puissante (80 000 adhérents) qui agit avec méthode et intelligence sur l’opinion publique pour lui montrer que les nazis sont une menace pour l’Allemagne tout entière. En 1930, cette autodéfense n’est en rien désespérée : la police n’est pas hostile aux Juifs qui peuvent invoquer la loi républicaine et qui sont soutenus par des citoyens et des partis non-juifs.

Cependant, comment oublier que tout est perdu si cet environnement protecteur et ces soutiens extérieurs viennent à manquer ? Cette catastrophe s’est produite dans l’Ukraine indépendante de 1918-1920 : les pogromistes, qui massacrent 60 000 Juifs, sont des soldats qui manœuvrent en toute liberté contre des civils. Les Juifs ukrainiens se défendent, ils reçoivent des appuis du monde entier mais, sur le terrain, les militaires ont tout le temps et tous les moyens d’écraser la résistance. Lorsque les nazis prennent le pouvoir en Allemagne, c’est cette logique désespérante qui s’impose effroyablement : ce n’est pas l’autodéfense qui est efficace, c’est la protection assurée par des institutions et des organisations extérieures à la communauté juive. Mais cette vérité n’est pas bonne à dire dans l’Europe des années trente. Elle est même tellement insupportable qu’on la remplace par une contre-vérité : aveugles et lâches, les Juifs allemands seraient responsables de leur propre malheur !

Simon Epstein donne une explication complète de ce déni devenu croyance collective à partir de 1933. Il y a des causes secondaires : les sionistes reprochent aux Juifs allemands leur émancipation qui en fait des patriotes exemplaires ; les religieux n’apprécient pas du tout leur modernisme ; l’extrême gauche les accuse d’être des bourgeois – donc des complices du fascisme lié au Grand capital – et beaucoup ne voient pas que la puissance numérique acquise par les nazis leur donne la maîtrise totale de la rue… La cause principale de la négation de la résistance juive en Allemagne tient à la nécessité impérieuse de préparer la résistance à l’antisémitisme en France, en Pologne, en Roumanie… Or la victoire des nazis montre que la propagande antiraciste ne sert à rien, que la solidarité internationale ne sert à rien, que les groupes d’autodéfense ne servent à rien quant un parti antisémite se met à regrouper un million de membres. Et quand maints protecteurs des Juifs tombent dans l’antisémitisme comme on le verra en France sous l’Occupation, quand l’antisémitisme devient la doctrine officielle et la pratique du pouvoir politique, quand l’hystérie devient collective, les Juifs restent seuls devant leurs bourreaux. Dans quelque pays que ce soit, la minorité juive dépend de la bienveillance de la majorité des citoyens et de la protection des pouvoirs publics.

Pour ne pas avouer que le combat des Juifs allemands avait été perdu, on a raconté qu’il n’avait pas été mené – ce qui laissait intact l’espoir d’une victoire sur les antisémites en France et ailleurs.

La vérité historique rétablie par Simon Epstein détruit les illusions rétrospectives de la bonne conscience. Nous sommes tous renvoyés à notre fragilité personnelle et confrontés au risque d’un effondrement de l’Etat républicain qui priverait les citoyens des garanties – la justice et la police – indispensables à leur sûreté. Ces faiblesses possibles sont indiquées pour être surmontées. Au lieu de clamer le « plus jamais ça » qui n’a jamais rien empêché, il faut accomplir la tâche politique prioritaire qui consiste à défendre et à renforcer l’Etat de droit. Ce n’est ni spectaculaire ni gratifiant mais à tous égards salutaire.

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(1) Simon Epstein, Les Dreyfusard sous l’Occupation, Albin Michel, 2001 ; Un paradoxe français, Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Albin Michel, 2008.

(2) Simon Epstein, 1930, une année dans l’histoire du peuple juif, Stock, 2011.

Article publié dans le numéro 1010 de « Royaliste » – 2012

 

 

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1 Commentaire

  1. Djoudie Etoundi

    Simon Epstein est un grand historien, dont l’integrite ne faiblit pas face a la pensee dominante de som milieu intellectuel. « Un paradoxe francais » est revolutionnaire dans la comprehension des debats ideologiques de la France de l’avant-guerre, les silences et les compromis qui ont sous-tendus son apres-guerre, tout comme les debats actuels autour du pacifisme, de l’identite nationale, de l’islamisme et last but not least d’Israel.