Dans un article publié ici même (1) Frédéric Grendel montrait avec raison que, loin de respecter les frontières politiciennes, les véritables débats se situaient à l’intérieur des partis et des camps. Le malheur est que beaucoup oublient ce constat simple, presque évident, tant ils sont fascinés par le combat quasi-mythologique que se livrent la Droite et la Gauche. Victimes de leurs représentations, ils croient en toute bonne foi assister ou participer à la lutte du Bien et du Mal, du Libéralisme et du Socialisme, de l’Ordre et du Désordre. Hors des camps, point de salut : celui qui tente de dire autre chose est immédiatement rangé dans une catégorie par les uns, suspecté de trahison par les autres, ou encore accusé de trop aimer les paradoxes.

Il ne faut certes pas nier la réalité de la lutte actuelle entre la majorité et l’opposition. Mais il s’agit surtout d’une rivalité entre des équipes animées d’une même volonté de puissance et qui sont tactiquement soutenues ou contestées par des groupes d’intérêts. Il est clair, d’autre part, qu’il existe entre la droite giscardienne et le projet gouvernemental une incompatibilité de fond en matière économique. Pour le reste, tout devient confus, et parfois réellement paradoxal. Par exemple lorsque tel député giscardien accuse le gouvernement de faire la politique de M. Barre : ou bien le gouvernement n’est pas « barriste » et son censeur se trompe. Ou bien il l’est et l’honorable député se trompe encore puisque la « bonne » politique d’avant 1981 devrait encore être « bonne » aujourd’hui.

Cette contradiction mineure dans le discours de l’Opposition se complique d’une contradiction majeure entre les partis de ladite opposition. Pendant le précédent septennat, nous avons souvent souligné que MM. Giscard d’Estaing et Chirac étaient radicalement séparés par leur mentalité, leur « doctrine » et par la sociologie de leurs partisans : entre l’optique financière et mondialiste de l’aristocratie giscardienne et la tradition industrialiste d’une bourgeoisie nationale mêlée de patriotisme populaire, il ne pouvait y avoir de conciliation, sauf dans les apparences.

UNITÉ DE LA GAUCHE ?

Mais la Gauche, enfin victorieuse, ferait tort de se réjouir des divisions de la Droite. Son unité est, elle aussi, tactique, et son unanimisme électoral masque des divisions fondamentales :

Il existe une gauche «libérale», aux contours incertains, mais qui rejoint aujourd’hui la droite giscardienne dans son hostilité à toute politique de protection de l’activité nationale, à toute affirmation de l’identité nationale face à l’impérialisme culturel américain. Ainsi on estime « ridicules » les mesures prises par Michel Jobert pour limiter la pénétration de certains produits, et l’on qualifie de « socialisme des imbéciles » le mouvement de défense contre les excès de la politique des Etats-Unis. Intéressants symptômes, qui mériteraient un examen approfondi (2)

Il existe une gauche « industrialiste », représentée par J.-P. Chevènement, qui est au fond très proche de la tradition pompidolienne dont J. Chirac est l’héritier. Cette gauche défend l’idée d’un projet industriel national et espère retrouver le chemin d’une croissance économique vigoureuse. Cette tendance, actuellement très influente, entend se dégager de la domination étrangère et semble prête à affirmer nos intérêts face à nos partenaires du Marché commun.

La troisième sensibilité est celle du syndicalisme autogestionnaire. Méprisée par les « industrialistes » qui voient dans le Mouvement de Mai 1968 une des figures du Mal, un peu oubliée depuis l’effacement du courant gauchiste, elle vient de s’exprimer à nouveau par la bouche d’Edmond Maire qui dénonce « la confiance aveugle faite à la technologie, le maintien du productivisme, le repli nationaliste, le caractère technocratique des décisions… » (3)

Etre « de gauche » ne signifie donc plus grand chose aujourd’hui, puisque ni les nationalisations, ni la décentralisation, ni le projet industriel, ni le projet culturel ne font l’unanimité dans cette famille éclatée – que la volonté revancharde de la droite – et l’attitude fédératrice du Président de la République parviennent cependant à rassembler.

NATURE DE L’ENJEU

Souligner ces contradictions, au risque de trop grossir le trait, n’est pas se moquer : les questions qui divisent la gauche sont essentielles pour l’avenir de notre société et nul n’est en mesure d’apporter des réponses pleinement satisfaisantes. Essayons cependant de préciser la nature de l’enjeu.

Entre le libéralisme théorique et pratique d’une certaine gauche et l’affirmation d’un projet industriel national, le choix n’est pas difficile puisque nous subissons encore les conséquences désastreuses de la politique de « laisser faire » (4). Le projet présidentiel, les efforts de J.-P. Chevènement, les décisions de M. Jobert représentent la dernière chance de notre pays, s’il veut conserver une existence économique et une liberté de choix. Dire cela n’est pas une complaisance, mais la reconnaissance d’une nécessité conjoncturelle.

Cependant, et c’est là que se situe le véritable débat, il ne suffit pas d’affirmer la nécessité d’un développement de la technologie et d’une augmentation de l’activité économique nationale. Comme Edmond Maire, nous n’avons cessé de dénoncer la logique du système industriel, l’illusion de la technique, les conséquences désastreuses de la mystique de la puissance. Or il devient toujours plus évident que la crise, par-delà les facteurs monétaires et les effets pervers de la concurrence sauvage, est d’abord engendrée par un système industriel que plus personne ne parvient à dominer, par les conséquences, que personne n’est en mesure de prévoir, des innovations technologiques.

Cela signifie que la révolution économique, et surtout culturelle, reste à faire. Mais la conjoncture la rend particulièrement difficile dans la mesure où il faut réparer les dégâts, parer au plus pressé, tout en essayant de repenser nos orientations. Telle est la question essentielle, qui n’est pas résolue, et qui risque de ne pas l’être.

***

(1)    Voir «Royaliste» numéro spécial Eté 1831.

(2)    Voir « Le Nouvel Observateur, 13-19 novembre 62.

(3)    « Le Monde » 10 novembre 1932.

(4)    Pour une critique approfondie, voir « Cahiers Royalistes » numéro 11.

(5)    Voir l’éditorial du n°367 (« Quelle catastrophe ? ») dont cet article est le prolongement.

(6)    Cf. l’excellent ouvrage d’Ingmar Granstedt, « L’Impasse industrielle » (Seuil).

Editorial du numéro 370 de « Royaliste » – 25 novembre 1982

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