Gilles Ringenbach est docteur en sociologie du travail. Issu de l’entreprise privée, il dispose d’une expérience professionnelle caractérisée par trois périodes. Une première, d’une durée de quinze ans, pendant laquelle il a occupé des postes de direction, y compris de direction générale, en PME, PMI et filiale de grand groupe international, dans divers secteurs d’activité ; une seconde, en qualité de consultant-formateur, salarié au sein d’un organisme de formation allemand à couverture internationale, pendant 17 ans. Puis, en troisième période, il a créé avec une associée, sa propre structure de formation, aujourd’hui dissoute. Il a publié des articles et des notes de lecture.

 

En France, la phase dite néolibérale du capitalisme apparaît significativement au cours des deux dernières décennies du XXe siècle. Elle est impulsée sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing (élu en 1974) et le gouvernement de Raymond Barre. A partir de 1983, la social-démocratie française – comme ses homologues d’Europe – se rallie au modèle économique dominant et, au fur et à mesure, met en œuvre des politiques idoines durant les deux septennats de François Mitterrand (1981-1995), les gouvernements de Lionel Jospin (1997-2002 pendant le septennat de Jacques Chirac), sous le quinquennat de François Hollande (2012-2017).

Cette mutation du capitalisme en entraîne deux autres. La première concerne  les organisations du travail. Organisations matricielles, lean management, flux tendus, externalisation du « non-rentable » (théorie des coûts de transaction), polyvalence exigée des salariés, organisations en réseau et en mode projet, amoindrissement des espaces de médiation quand ce n’est pas leur disparition (CHSCT), sont autant d’exemples parmi d’autres. La seconde mutation affecte la structure du salariat. Déclin du secteur industriel et croissance de la tertiarisation des emplois, apparition d’un salariat pauvre, disparités des contrats et statuts, montée de la précarité, reculs en matière du Droit du travail et des protections sociales, affaissement des anciennes affiliations (syndicats, institutions représentatives du personnel), comptent parmi les plus marquantes caractéristiques.

Ce mouvement d’ensemble est accompagné et promu avec force moyens par l’idéologie néolibérale. Cette dernière s’appuie sur des présupposés anthropologiques (fort discutables) parmi lesquels figurent ceux de l’individu entrepreneur de lui-même et de l’individu autonome, autodéterminé ; des présupposés que fera siens le CNPF en opérant sa mue en MEDEF (1998). Le néolibéralisme conçoit la société comme un marché, l’être humain à l’image de l’entreprise. Aussi l’individu a-t-il la possibilité et le devoir de faire fructifier son capital, réductible à lui-même. Seul compte l’individu puisque, comme l’affirme en son temps Margareth Thatcher, « La société n’existe pas ». Ces traits idéologiques se retrouvent dans la vulgate managériale et dans ce qu’il est convenu d’appeler « formations comportementales ».

 

 

Quelles sont les caractéristiques des formations dites comportementales ?

Dans cette ligne de pensée néolibérale, trois caractéristiques fondamentales déterminent la nature de ces formations.

  • Psychologisation

Il faut entendre par-là, le fait d’analyser et réduire les problèmes des rapports des agents avec leur travail, leurs collègues, leurs supérieurs ou inférieurs hiérarchiques, dans l’entreprise globalement, par des explications psychologiques ou psychologisantes. Les rapports sociaux ne sont traités qu’à la seule dimension des rapports interpersonnels ou strictement personnels. Est évacuée toute approche sociologique et encore plus, sociopolitique.

  • Non-contextualisation

Abstraction est faite des contingences internes ou externes (typiques en sessions intra-entreprises). Sont occultés les problèmes liés aux aspects structurels, aux organisations et conditions de travail. Ne sont jamais abordés l’angle systémique des rapports de pouvoir et leur asymétrie dans l’entreprise capitaliste. Les rendre ainsi  invisibles revient, en creux, à les naturaliser tandis qu’ils participent d’un construit social.

  • Individualisation

Tout problème sociopolitique est rabattu sur celui de l’individu, monade dans une société qui « n’existe pas ». Il ne s’agit plus de changer la réalité – dans la droite ligne de la « fin des idéologies », théorisée au début des années 1980 et, à la chute du Mur en 1989, celle de « la fin de l’Histoire » – supposée incontestable, mais de réaliser le changement de soi afin de se conformer à des normes correspondant à des dispositifs organisationnels.

Au sein de l’entreprise capitaliste où se déploient le management et les formations comportementales, l’analyse des comportements comme catégorie, sont appréhendés de façon dissociée  des règles qui régissent l’espace socio-productif. Or, il est établi que les structures conditionnent en grande partie les comportements. Ne sont ni discutés ni traités, dans ce type de formations, les mécanismes d’interdépendance qui unissent relations de travail et règles du jeu dans l’entreprise. Au mouvement d’individualisation des carrières, lancé au début des années 1980, correspond l’essor des cabinets de conseil en organisation et, concomitamment, celui des cabinets ou organismes de formations afin que les stagiaires envoyés par les entreprises, acquièrent ces fameuses « compétences relationnelles », censées ne s’acquérir qu’au travers d’un nécessaire changement de comportement si tant est que celui-ci révèlerait une carence en la matière.

Ces formations s’encastrent dans les nouvelles formes de management dont deux points (parmi d’autres) en impriment la marque : la direction participative par objectif (DPPO traduite en objectifs individuels) en amont et, en aval, l’évaluation individuelle des performances. Elles s’articulent aussi sur un certain nombre de prescriptions comportementales telles que : avoir le sens de la communication, faire preuve d’initiative, être autonome, avoir l’esprit entrepreneurial, être une force de propositions, s’auto-évaluer. Ces prescriptions procèdent d’une récupération d’aspirations surgies dans le monde du travail et de l’entreprise lors des mouvements sociaux de la fin des années 1960 : souhait d’autonomie, prise de responsabilités accrue dans et sur le travail, sens porté à ce dernier, remise en cause de hiérarchies verticales.

L’efficacité de ce management consiste à mobiliser les subjectivités, à faire appel aux affects. C’est en grande partie ce qui sous-tend les formations dites comportementales.

Qu’est-ce que cela révèle du fonctionnement des entreprises ?

Il faut se garder de céder à de hâtives généralités. Dans certaines entités, prévaut encore un management vertical. Dans d’autres, on assiste à l’instauration d’un néo-taylorisme. En outre, on observe différents « styles » de management au sein d’une même entreprise selon la catégorie de salariés. Il est possible d’avancer qu’en fonction du niveau de qualification, de la nature du travail,  l’entreprise comprend très bien que gouverner en agitant le drapeau de la réalisation personnelle, est autrement plus sympathique et certainement plus habile que  gouverner par le fouet. Obtenir l’acquiescement est plus fructueux que la coercition disciplinaire.

Quels sont les objectifs assignés à ces formations ?

Ce sont ceux, globalement, de l’entreprise « moderne », laquelle se targue d’adopter un management « humaniste ». L’entreprise cherche à modeler des comportements en rapport avec les dispositifs qu’elle entend établir. Au-delà du discours sur l’autonomie, par exemple, il aisé de constater qu’en réalité il s’agit, au travers des prescriptions comportementales, d’une autonomie que, par oxymore, on qualifiera d’autonomie contrainte. On peut penser dès lors qu’il y a « tromperie sur la marchandise », car au fond, c’est une façon renouvelée de normer des comportements.

Partant, il est tout à fait plausible de considérer qu’il existe une interdépendance et une cohérence réelles entre les prestations pédagogiques (contenus des modules de formation) que dispense un organisme de formation et une certaine manière de mettre en scène l’entreprise du XXIe siècle et le rôle qu’elle entend voir jouer par ses salariés.

On peut noter une certaine habileté dans la didactique qui caractérise ce genre de formations. Leurs contenus recèlent généralement un dosage optimum d’apports, qui sont loin d’être dénués d’intérêt, mais apports judicieusement alliés à cette sollicitation des subjectivités présentées comme des outils, le tout habillé d’une approche qui se veut souvent philosophique, morale, voire scientifique. Pour peu que certains modules intègrent des séquences de « développement personnel », on a toute raison de s’interroger sur la finalité de ce genre de stages dans l’entreprise. Les directions et le management savent que pour celles et ceux qui ne sont pas confrontés à l’exigence immédiate de la satisfaction des besoins matériels, le salaire à lui seul, n’est pas suffisant. Voilà qui contredit le troisième présupposé anthropologique de l’idéologie néolibérale : l’homo œconomicus, qui relève de l’utilitarisme des choix rationnels, de l’individu calculateur s’inscrivant dans des rapports marchands. Cela est singulier quand il n’est pas rare que les formations comportementales convoquent « l’intelligence émotionnelle ».

Dans ce genre de formations, on retrouve peu ou prou le discours du management « humaniste » et une ode à l’entreprise comme lieu cardinal de la réalisation de soi, selon le MEDEF qui s’assigne la mission suivante : «Promouvoir l’esprit d’entreprise et sa diffusion dans toutes les composantes de la société » (Statuts, article 1, alinéa 1.3, tiret 4). Laurence Parisot, ancienne dirigeante de cette organisation ira jusqu’à dire, dans un discours prononcé lors d’une assemblée générale à Bercy, le 25 janvier 2007 : « Respirer, c’est vivre, c’est naître, grandir, se développer : tout ce que l’entreprise rêve de faire… ». Le modèle humain est l’entreprise. Il est hautement souhaitable d’être à l’image de cette dernière, chacun étant invité à se considérer comme une entreprise. Par extension, le corps social doit être une entreprise.

 

Malgré le discours récurrent vantant ces nouvelles modalités managériales reprises par les formations dites comportementales, le voile se déchire sur une réalité intangible. Le management qui se pare des atours d’un certain humanisme – pour ne pas dire un humanisme incertain -, ne remet nullement en question ce qui reste essentiel : l’absence de démocratie dans l’entreprise, l’asymétrie des pouvoirs conférés par le rapport salarial, le lien de subordination établi par le contrat de travail et reconnu par le Code du travail dont, à l’heure actuelle, se réduisent nombre de ses aspects protecteurs à l’égard des salariés. Ce nouveau management ne tient pas ses promesses reprises par les formations dites comportementales. Le désenchantement (euphémisme) saisit de plus en plus de salariés y compris parmi des catégories comme les cadres, les ingénieurs, les techniciens qualifiés, ainsi qu’en attestent, par exemple, les études menées annuellement par l’institut Viavoice, à la demande d’une organisation syndicale.

Quelles perspectives ?

Est souhaitable la disparition de ce type de formation. Il ne s’agit plus de former pour conformer, mais de favoriser une nouvelle  socialisation des agents à travers un autre type de formation au sujet desquelles, nous ne rentrerons pas ici, dans les détails qui ressortissent à de l’ingénierie pédagogique. Citons-en simplement quelques grandes lignes directrices :

  • Invalider les postulats anthropologiques du néolibéralisme ;
  • Concevoir des modules de formation pour outiller les stagiaires afin de :
  • Développer l’esprit de coopération ;
  • Apprendre à délibérer et décider de façon ordonnée et démocratique ;
  • Animer des formations de type formation-accompagnement, à partir du réel d’une structure socio-productive et du vécu des participants ;
  • Monter ensuite en généralité en incluant des aspects transverses : connecter entre eux aspects de gestion, questions économiques et écologiques.

Vraisemblablement, la nécessité de fonder ce type de formations ne peut se concevoir que dans une entreprise elle-même refondée, dans des perspectives que tracent certains auteurs parmi lesquels, Daniel Bachet.

Gilles RIGENBACH